avril
Mon dilemme non-binaire
Tout au long de ce texte, par raccourci, j’emploierai le mot « masculin » pour désigner ce qui correspond dans le contexte de notre société hétéronormative aux caractéristiques codifiées attribuées majoritairement à la catégorie « hommes », et « féminin » pour désigner, à l’inverse, celles qui sont attribuées majoritairement à la catégorie « femmes ». Il est important de préciser que ces notions revêtent une dimension culturelle et peuvent s’exprimer différemment dans d’autres contextes.
Définissons également les termes « non-binaire » et « androsexuel·le ». Le premier désigne une personne dont l’identité de genre ne correspond pas à notre système de genre binaire qui ne considère qu’un genre masculin et un genre féminin. Il s’agit en outre d’un terme parapluie qui regroupe plusieurs possibilités dont voici quelques exemples : ne se reconnaître ni du genre masculin, ni du genre féminin (neutrois) ; ne se reconnaître d’aucun genre (agenre) ; avoir une identité de genre fluctuante (genderfluid), et cetera.
Dans ce paradigme, les termes communément utilisés pour désigner les orientations sexuelles, à savoir « homosexuel·le » et « hétérosexuel·le », ont donc un caractère limitant, puisqu’ils s’inscrivent toujours dans une logique binaire qui implique que l’on se reconnaisse au moins partiellement du genre féminin ou masculin. Le terme « androsexuel·le » permet lui de désigner de manière générale une attirance pour la masculinité (ce qui englobe a priori aussi bien les hommes cisgenres que les hommes transgenres, et les personnes binaires ou non-binaires dont l’expression de genre est masculine). Son pendant féminin est « gynesexuel·le ». Ces deux termes font abstraction de l’identité de genre de la personne qu’ils qualifient et peuvent donc aussi bien être employés par une personne binaire qu’une personne non-binaire.
D’autres termes permettent de décrire plus précisément les différentes formes d’attirances sexuelle et/ou romantique, comme « féminamorique » et « viramorique », pour ne citer qu’eux. Les tableaux de La Vie en queer peuvent nous permettre d’y voir plus clair : https://lavieenqueer.wordpress.com/2019/04/17/tableaux-dorientations/
Dans mon article d’octobre dernier, je me suis présenté en ces termes : « Je tends à me considérer comme étant non-binaire et androsexuel, bien que je ne puisse nier bénéficier la majeure partie du temps d’un privilège cisgenre. Par souci d’honnêteté et de simplification, je me définirai donc plutôt comme un homme gay cisgenre et racisé ».
Bien que cela n’ait pas toujours été le cas, j’ai effectivement aujourd’hui peu de mal à faire correspondre, délibérément ou non, mon expression de genre à mon genre assigné. Je n’ai donc pas à subir au quotidien les difficultés que rencontreraient des personnes trans ou des personnes non-binaires ayant fait leur coming-out. À l’époque où j’ai écrit ce texte, je ne me sentais donc pas pleinement légitime à revendiquer ma non-binarité, ce qui m’aurait d’ailleurs davantage mis en marge de la minorité sexuelle à laquelle j’appartenais déjà. De plus, je n’étais arrivé à ce point de mon questionnement qu’après m’être longuement demandé si j’étais transgenre, ce qui s’avère ne pas être le cas.
Entre temps, j’ai eu accès à des ressources, dont celles que propose le compte payetanonbinarite sur Instagram, qui m’ont permis de comprendre de manière plus précise le vocabulaire de la non-binarité, et de me reconnaître dans les témoignages de personnes avec qui je partageais certains questionnements et certaines expériences, me soulageant ainsi du sentiment d’imposture que je faisais peser sur mon identité de genre. Aujourd’hui, cependant, je ne me sens toujours pas prêt à l’assumer hors des milieux militants queer (et encore), dans le cadre professionnel, au sein de mon cercle familial — qui a déjà dû mettre 23 ans à découvrir et accepter mon androsexualité —, ni tout simplement au sein de la société.
Déconstruire le genre en évoluant dans un contexte fondamentalement genré et binaire apporte forcément son lot de difficultés. Dans mon cas, cela se traduit par exemple par une culpabilité persistante à arborer un maquillage trop voyant ou à porter des vêtements trop féminins en public, me contraignant ainsi à limiter ces expressions à des espaces très particuliers, restreints et safe, à moins de vouloir en faire des actes politiques tout en me faisant violence. Il en est de même pour ma façon de me comporter, de me déplacer, de m’exprimer verbalement (le ton, la tonalité et le volume de ma voix, le type de vocabulaire employé…), qui varient en fonction des contextes, des personnes avec qui j’interagis, mais toujours sous la contrainte des normes de genre que j’ai assimilées.
Plus jeune, pourtant, j’éprouvais un peu moins de mal à m’échapper du carcan de mon genre assigné, mais il faut dire qu’on me fermait de toute façon les portes de la socialisation masculine, dont je ne remplissais clairement pas les critères d’adhésion. Cela me dérangeait peu, dans la mesure où je me sentais généralement plus à l’aise au sein de groupes de personnes féminines plutôt que parmi mes supposés semblables. Néanmoins, cet état de fait a aussi contribué à nourrir mes insécurités et mes complexes quant à mon apparence physique, ainsi qu’évidemment mes difficultés à m’intégrer dans des environnements régis par les normes de genre. À l’époque, je réduisais naïvement la cause de ces problèmes à mon homosexualité.
Il n’est plus à prouver que l’injonction à se conformer à la féminité ou à la masculinité en fonction de notre genre assigné et/ou exprimé infléchit nos trajectoires de vie. Cela peut aussi bien influencer nos centres d’intérêt que nos choix d’études et les orientations professionnelles qui en découlent. Pour ma part, je me suis longtemps senti inapte à la pratique du sport, du fait de son association à la masculinité, dans laquelle je ne me reconnaissais pas totalement. Mon manque d’habileté et ma faible constitution n’ont bien sûr pas aidé ; pas plus que le fait que l’Éducation Physique et Sportive avait tendance à associer le genre à la performance sportive en déclassant les éléments les plus faibles du groupe masculin vers le groupe féminin. Il y a quelques temps, pourtant, je me suis laissé initier à la boxe anglaise et ai intégré aujourd’hui une pratique (amatrice) régulière qui me permet d’expérimenter de nouveaux usages de mon propre corps et de trouver enfin une part d’épanouissement dans la masculinité. Je n’irai toutefois pas jusqu’à dire que je suis capable de m’épanouir dans les lieux associés à sa pratique, qui sont encore selon moi fortement imprégnés de l’odeur de la masculinité toxique.
Je travaille donc maintenant à identifier et à me libérer progressivement des injonctions et des normes qui m’ont été inculquées depuis ma naissance. Même si je n’en ai pris conscience que dernièrement, j’ai pour cela eu la « chance » de grandir avec un prénom que l’on ne peut catégoriquement associer à un genre (ce qui m’a parfois valu de petites erreurs administratives), et d’avoir été élevé par une mère qui a longtemps été permissive sur mes choix d’expressions de genre, probablement à cause de son regret de n’avoir eu que des fils. Mon rapport à mon identité de genre est évidemment très personnel et peut ne pas correspondre à celui d’autres personnes se reconnaissant du spectre non-binaire.
J’ai également conscience que tout travail de déconstruction que je pourrais mener pour moi-même n’existera de toute façon que dans le cadre d’une société dont les structures sont profondément entremêlées avec les stéréotypes de genre. Aussi longtemps que ce sera le cas, je ne pourrai nier la réalité des différences et des inégalités entre les genres. Vivrai-je quand même assez longtemps pour voir une issue différente à cela ?